Enquête
Péril suicidaire chez les jeunes homos
Une enquête indépendante révèle qu'un homo ou bisexuel homme a treize fois plus de risques de faire une tentative de suicide qu'un hétérosexuel.
Par Blandine GROSJEAN
vendredi 04 mars 2005 (Liberation - 06:00)
Chaque jour en France, trente personnes se suicident, environ quatre cent tentent de le faire. Combien d'homosexuels ? Question incongrue, sinon taboue en France. "Il y a une omerta de la part des pouvoirs publics", dénonce David Auerbach, porte-parole de la fédération française des CGL (centres gays et lesbiens) : "Ce n'est pas :"Qu'ils crèvent tant mieux !", c'est un aveuglement et cela revient au même."
Lors des journées nationales pour la prévention du suicide, début février, les mouvements homosexuels ont une nouvelle fois demandé à l'Etat de lancer une enquête épidémiologique sur cette question, à l'instar de ce qui s'est fait aux Etats-Unis et au Canada, et "en concertation avec les acteurs concernés". Leurs voeux sont à moitié exaucés puisqu'une une enquête épidémiologique, dont Libération publie les résultats préliminaires, a été menée en France entre 1998 et 2003, mais sans intégrer les associations ni les chercheurs LGBT (lesbiens, gays, bi et trans).
Fourchette. Marc Shelly, médecin en santé publique à l'hôpital parisien Fernand-Widal, et David Moreau, ingénieur de recherche à l'association de prévention Aremedia, ont mis en évidence parmi les homos et les bisexuels vivant en France un taux de "suicidabilité" 13 fois supérieur aux hétérosexuels du même âge et de même condition sociale. Autrement dit, un homo ou bisexuel a treize fois plus de risque de faire une tentative de suicide qu'un hétérosexuel. Menée auprès de 933 hommes, âgés de 16 à 39 ans, l'étude a été préparée et validée par Pascale Tubert-Bitter, directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) à l'unité biostatistique et épidémiologie. Elle montre aussi qu'un homme sur trois faisant une tentative de suicide est homo ou bisexuel. Les résultats se situent dans la fourchette haute des estimations anglo-saxonne, et confirment l'enquête exploratoire de la même équipe, dont le compte rendu a été publié fin 2003 dans la revue de référence britannique, le British Medical Journal.
L'autre volet de l'étude montre ce qu'avait déjà mis en lumière Philippe Adam (Institut de veille sanitaire) dans une enquête, en 2000, auprès des lecteurs de la presse gay : les homos et les bisexuels à antécédent suicidaires se protègent rarement lors de rapports de pénétration avec un partenaire inconnu, contrairement à leurs pairs non-"suicidants". Contrairement à la population générale, la "sursuicidalité" chez les gays n'est pas liée à des facteurs géographiques, à la catégorie socio-professionnelle, au fait de vivre seul, en couple ou en famille (pour les plus jeunes), ni à des maladies psychiatriques. Cela accrédite pour Marc Shelly l'hypothèse que le suicide chez les gays serait d'abord lié à des facteurs psychosociaux, "l'homophobie qui provoque une mauvaise estime de soi".
Urgence. Ce travail échappera aux critiques qui avaient accompagné une précédente enquête conduite en 2001-2002 à l'initiative du centre gay et lesbien de Paris, en lien avec le CNRS et grâce au soutien financier de la direction générale au ministère de la Santé. Ses résultats n'avaient pas été publiés en raison de biais statistiques trop importants. Désormais, les pouvoirs publics disposent de données fiables qui devraient les pousser à transformer la prévention et la prise en charge du suicide, deuxième cause de mortalité masculine dans notre pays (après les accidents) entre 15 et 34 ans.
Pour le docteur Shelly, il faut que les psychiatres actualisent leurs pratiques. "Ce sont eux qui reçoivent en urgence les suicidants. Et le plus souvent ils ne prennent pas en compte cette dimension, et passent à côté de l'appel au secours." Seuls les résultats sur les homos et les bisexuels masculins sont actuellement totalement traités. Le volet féminin ferait apparaître une sursuicidalité importante chez les bisexuelles. Les liens avec les abus sexuels donneront lieu à des articles spécifiques ultérieurs.
Enquête
A savoir
vendredi 04 mars 2005 (Liberation - 06:00)
12.000 décès par an
Le suicide est en France la deuxième cause de décès chez les 15-24 ans, après les accidents de la route. Chez les 25-34 ans, elle est la première cause de mortalité. 12.000 personnes se suicident chaque année en France, 160.000 personnes font une tentative.
Homos plus exposés
Selon les études nord-américaines sur les tentatives de suicide, les jeunes hommes homosexuels, bisexuels ou identifiés comme tels présentent des risques de 6 à 16 fois plus grands que leurs homologues hétérosexuels.
Tentative à 17 ans
Chez les homosexuels, la première des deux ou trois tentatives de suicide est commise à 17 ans en moyenne. Dans les deux tiers des cas, il s'agit d'un empoisonnement, selon les travaux de Michel Dorais, chercheur canadien, professeur de sciences sociales à l'université de Laval.
25 % des Flamandes
Selon une étude flamande de John Vincke, datant de 1998, une jeune fille lesbienne ou bisexuelle sur quatre a tenté de se suicider au moins une fois.
Tel. : 0810 20 30 40
C'est le numéro de la ligne Azur, un dispositif d'écoute téléphonique pour les personnes qui se posent des questions sur leur identité, leur orientation sexuelle, leur sexualité, le sida. La ligne est anonyme et confidentielle. Le prix est celui d'une communication locale.
A lire Homosexualités et suicide d'Eric Verdier et Jean-Marie Firdion. Cet essai, qui regroupe de nombreux témoignages et passe en revue les études réalisées à l'étranger, analyse le lien entre violence sociale et suicide et le rôle de l'homophobie intériorisée par les suicidants dans le passage à l'acte (éditions H & O, 224 pp., 17 ).
Enquête
Une enquête et trois sources
vendredi 04 mars 2005 (Liberation - 06:00)
L'enquête a été réalisée grâce à un outil informatique, organisée autour de bornes interactives sur lesquelles les personnes répondent anonymement à des questionnaires permettant de restituer leur histoire, ensuite recueillie par des médiateurs. Les données d'intérêt épidémiologiques élaborées avec l'Inserm sont simultanément exploitées. Les réponses proviennent de trois sources : la borne installée du Centre d'information et de documentation de la jeunesse de Paris, sur laquelle 366 hommes correspondaient aux critères exigés (moins de 40 ans, vivant en France, orientation sexuelle connue) ; celle d'un centre de sélection de l'armée à Blois (342 réponses) ; et enfin celle du festival Solidays de 2001 à 2003 (225 cas).
Enquête : David Auerbach, porte-parole des centres gays et lesbiens :
"Le suicide pas lié à l'homosexualité mais à l'homophobie"
Par Blandine GROSJEAN
vendredi 04 mars 2005 (Liberation - 06:00)
David Auerbach est l'un des porte-parole de la fédération des centres gays et lesbiens, à l'initiative d'un appel interassociatif pour que l'Etat "mette un terme à son apathie face à l'ampleur du suicide des personnes lesbiennes, gays, bi et transsexuelles (LGBT)".
Comment réagissez-vous à l'enquête de Marc Shelly ?
Cette enquête nous permet de sortir de ce débat stérile : "Le suicide des homos n'est pas un problème puisqu'il n'y a pas d'étude." Elle ne vient pas de nos rangs, on ne peut donc plus nous accuser d'inventer ce fléau par prosélytisme ou pour récupérer des financements. Cette enquête confirme ce que nous vivons, entendons tous les jours. Si on extrapole ses résultats, on peut considérer que la moitié des jeunes suicidés sont homosexuels ou en questionnement sur leur orientation sexuelle. Désormais on ne peut plus dire : "On ne savait pas." Maintenant, il faut réagir. Dire que le suicide n'est pas lié à l'homosexualité mais plutôt à l'homophobie et faire de vraies campagnes de prévention. Je rêve d'un spot à la télévision qui proclamerait: "Tu es pédé, c'est pas grave et c'est pas la peine de te foutre en l'air pour ça."
On parle beaucoup plus des gays que des lesbiennes, une fois de plus...
L'invisibilité des lesbiennes est le trait marquant de la lesbophobie. Mais il est vrai que si les filles font beaucoup plus de tentatives, elles se suicident moins. Et les lesbiennes sont sans doute moins en butte aux pressions et insultes que les gays, d'une façon moins violente en tout cas.
Enquête
Une identité en souffrance
Des groupes de parole aident les jeunes à se libérer des pressions.
Par Matthieu ECOIFFIER
vendredi 04 mars 2005 (Liberation - 06:00)
Ils ou elles ont vu une petite annonce sur le mur du collège ou de l'université. Elle s'adressait à eux. "Si tu te sens rejeté-e ou pointé-e du doigt, souffre-douleur ou bouc émissaire, ou si, tout simplement, tu n'acceptes pas tes différences, des espaces de parole sont mis en place pour t'aider à t'accepter et à te faire accepter. En tout anonymat, ces réunions se font deux heures par mois", disait l'invitation siglée de la Ligue des droits de l'homme (LDH) "pour les 15-29 ans". Avec, en bas, une adresse e-mail (1). Celle d'Eric Verdier, psychologue à la LDH, qui coanime ces groupes de parole "avec une femme, infirmière scolaire, éducatrice. On ne s'adresse pas seulement aux homos. Cela se passe dans des lieux neutres comme les centres d'information et de documentation pour la jeunesse. Car, en province, les jeunes sont souvent effrayés à l'idée de franchir la porte d'une association gay", explique-t-il.
Tous parlent du trouble de soi
Depuis un an, une trentaine se retrouve régulièrement, et le bouche à oreille commence à fonctionner. Ils témoignent de leurs parcours, à la fois personnels et proches. Ils ont vécu la mise à l'écart, le rejet des autres. "J'avais 12 ans et trop de manières efféminées. A la maison ils ne disaient rien, mais à l'école ils ne supportaient pas. Je ne pouvais pas aller en récréation sinon je me faisais tabasser par un petit groupe. Ils criaient : "Renato" [personnage de la Cage aux folles, ndlr] "sale pédale", des trucs banals. Si je m'arrêtais à ça aujourd'hui j'aurais du mal à vivre", raconte Justin, 22 ans.
A l'internat, Olivier est son seul ami, mais en privé "il savait que je savais qu'il avait des tendances gays, on se parlait dans la serre. Mais quand ses potes étaient là, il me donnait des claques. Je me suis fait virer à trois mois du CAP espaces verts. "Ici, les rapports homosexuels sont interdits", m'a-t-on dit."
Tous parlent du trouble de soi. De l'homophobie intériorisée sous la pression familiale ou sociale. "Je viens d'une famille tunisienne très réglementée, mon père était maçon à La Courneuve. J'ai été victime d'abus sexuels pendant l'enfance. A l'adolescence, cela m'a posé des questions sur mon identité. Alors, j'ai totalement détruit cette sincérité en moi-même. J'ai refusé d'avoir des relations, côté fille ou côté garçon", raconte Djamel, étudiant en DESS d'économie qui vit aujourd'hui avec une copine. Mais il ne sait toujours pas qui il est. "Quand mon père a pris sa retraite, on est repartis en Tunisie, c'était encore plus dur là-bas. J'avais 17 ans. J'étais toujours questionné : pourquoi tu marches comme ça, pourquoi tu parles comme ça ? Il faut pas, il faut pas, il faut pas ! Ils m'ont forcé à avoir une masculinité plus forte."
Les premières interrogations sur son orientation sexuelle perturbent Sonia, lycéenne à Nancy : "Mon frère me tirait le tarot. Et moi, à 12 ans, je lui demandais : "Est-ce que je vais trouver une petite copine ?" La nuit, je cauchemardais et me répétais : "Je ne deviendrai pas lesbienne !" Pourtant, j'étais prof de catéchisme, y avait pas de soupçon à avoir." A l'adolescence, Sonia souffre de boulimie. A 13 ans, elle subit des attouchements sexuels de la part d'un ami de 15 ans et refoule cet épisode. La plupart de ces jeunes ont fait une tentative de suicide, voire plusieurs. Au groupe ils réfléchissent sur l'acte. "Avant de se suicider, on pleure, on a envie de tout brûler, les photos, les lettres. Mais au moment de le faire, tu n'es pas là, tu ne donnes plus aucune valeur à la vie. C'est pas toi. Mourir, c'est comme d'aller au sommeil", raconte Djamel.
"Il faut voir un médecin pour régler ça"
"ça faisait un an que j'étais sous antidépresseurs, j'ai explosé et pris tous les cachets, c'était le jour de la fête des pères", raconte Sonia. Le sien "s'affole" quand des animateurs de colonie l'avertissent d'une rumeur sur l'homosexualité de sa fille. "Ce qui m'a fait mal c'est qu'il dise : "Il faut voir un médecin pour régler ça."" La plupart témoignent de la gêne des psychologues et psychiatres à écouter leur trouble identitaire. Voire de leur rejet. Ce qui annule toute chance que la tentative de suicide soit aussi comprise comme un coming-out. Djamel a subi une hospitalisation volontaire puis forcée, et le refus du psychiatre de l'écouter. Sonia : "Quand j'ai annoncé à ma psy que j'avais rencontré une amie et que je me sentais bien comme ça, elle m'a dit : "ça va te passer, tu trouveras un homme doux et gentil." Je ne l'ai plus revue." Ses parents acceptent son couple. Après son coming-out, Justin, a dû quitter les siens et vivre "de foyer en foyer". Il attend une place depuis deux ans dans un centre d'aide au travail. "Maintenant, je me débrouille, je suis toujours homo, handicapé et toujours tout seul." Mais il peut en parler.
(1)
verdier.ldh@wanadoo.fr. Les groupes de paroles ont lieu à Arras, Bordeaux, Cherbourg, Evreux, Le Mans, Les Lilas-Paris, Lyon, Marseille, Nancy et Poitiers.
Enquête : Editorial
Blessures
Par Gérard DUPUY
vendredi 04 mars 2005 (Liberation - 06:00)
Les vies en pink ont aussi le blues, parfois jusqu'au noir final. Les militants des droits homosexuels pourront désormais mettre des chiffres sur leurs intuitions. Les homos, hommes ou femmes, se suicident plus que les autres et la bisexualité est également touchée par cette propension à la mort volontaire. La chose est tout spécialement vraie à l'adolescence. Cette période de précarité existentielle repérée depuis longtemps par les "suicidologues" se révèle particulièrement difficile pour celles et ceux qui ont alors à assumer une orientation sexuelle qu'ils perçoivent comme réprouvée par leur entourage familial ou scolaire et par la société en général.
Ces jeunes et moins jeunes désespérés montrent les limites de l'ouverture des sociétés modernes aux homosexuels. On doit constater une légitimisation de ces choix sexuels dans l'espace public, ce que symbolisent une scène gay dynamique et le rôle politique important joué par les homosexuels assumés. Malgré cela, un tel choix reste encore problématique et le chiffrage des suicides, dans sa froideur, le prouve. Cela devrait donner à mieux saisir ce que les associations gays désignent par "homophobie". Les conduites que ce mot recouvre ne consistent pas seulement en agressions violentes ou en discriminations délibérées que punit la loi, mais aussi dans tout un résidu d'attitudes négatives. Le silence ou l'éloignement affectif peuvent aussi infliger de graves blessures.
Puisque des politiques de prévention du suicide essayent de se mettre en place, elles ne peuvent ignorer les spécificités de ceux à l'aide desquels elles veulent se porter. Elles devront donc prendre en compte le profil distinct des suicidants homosexuels